CHAPITRE 11

« Que faites-vous ici ? » Ari avait senti la présence d’yeux invisibles fixés sur elle : elle se retourna et vit Hocking qui la regardait, un ricanement ambigu figé sur son visage osseux. Elle ne l’avait pas entendu entrer. Son père dormait sur l’un des divans à l’autre extrémité de la pièce et elle fut tentée de le réveiller, mais se ravisa.

« Je venais seulement voir comment vont mes protégés », déclara Hocking d’un ton exagérément poli. « Avez-vous tout ce qu’il vous faut ?

— Laissez-nous partir. Vous n’avez rien à gagner en nous retenant ici.

— J’ai bien peur que vous laisser partir maintenant ne soit vraiment difficile. Nous nous sommes donné beaucoup de mal pour vous amener jusqu’ici. Mais peut-être puis-je vous proposer un marché. »

Il y eut un vrombissement assourdi tandis que le pneumosiège s’approchait. Hocking baissa la voix et, abandonnant ses manières obséquieuses, déclara : « Il faut que je vous parle. Si vous coopérez, je peux vous aider. J’ai un plan.

— Un plan pour quoi ?

— Pour régler cette sale affaire une bonne fois pour toutes », murmura Hocking sournoisement. Il parcourut des yeux la pièce pour être sûr que personne ne pouvait l’entendre.

« Comment puis-je savoir que vous tiendrez votre part d’engagement dans ce marché ?

— Vous ne le pouvez pas. Mais ce serait une folie de laisser passer toute occasion, quelle qu’elle soit, de retrouver votre liberté. Je vais vous dire une chose, Mlle Zanderson. Il y a là en jeu des forces qui défient l’imagination, et qui dépassent largement votre entendement. Vous n’êtes qu’une partie infinitésimale d’un dessein qui va au-delà de tous les rêves de l’humanité. Le fait que je vous offre une chance de vous en tirer devrait vous suffire. »

Quelle que fût sa méfiance à l’égard de l’être abject qui se tenait devant elle, Ari voulait toujours croire qu’il y avait un moyen de le faire pencher en faveur de leur libération.

« Je ne sais pas si je dois vous croire.

— Écoutez, petite idiote ! Ortu veut vous supprimer. Pour lui, vous n’êtes qu’une gêne. Mais si vous m’aidez, je peux vous faire sortir d’ici sains et saufs. Vous n’avez pas le choix. Je ne renouvellerai pas ma proposition. » Hocking la fixait intensément. « Alors ?

— D’accord. Que dois-je faire ?

— Venez avec moi, maintenant. Ne dites rien. Ortu a des yeux et des oreilles partout. »

Ari suivit le siège aérien le long de corridors obscurs et descendit à sa suite un escalier de pierre en colimaçon qui s’enfonçait de plus en plus profond dans les entrailles du palais. Elle s’efforçait avec difficulté de suivre la forme ovoïde qui se déplaçait devant elle.

Ils atteignirent enfin au pied de l’escalier une lourde porte en bois. Hocking s’arrêta en face d’elle, et comme par magie, elle s’ouvrit et se referma aussitôt derrière eux.

La pièce était vaste et sombre, baignée d’une odeur particulière d’humidité et de moisi, silencieuse comme une tombe. Il y eut un léger bourdonnement et un clic, et la pièce fut instantanément inondée d’une lumière blanche. Ari cligna des yeux et porta sa main à son front pour les protéger. Elle laissa vite retomber son bras et vit qu’ils se trouvaient dans une salle aux murs de pierre, dans les fondements mêmes du palais. La lumière provenait de deux énormes lampes encastrées dans le plafond, mais à part cela la pièce ne comportait rien d’extraordinaire, à part une chose : l’énorme machine qui brillait d’un éclat froid devant elle.

À quoi ressemblait-elle ? Elle n’aurait pu la décrire. À ses yeux elle était insectiforme – un produit qui semblait issu de la nature plutôt que du génie humain – avec sa lourde structure métallique. La chose noire et brillante reposait sur des pieds élevés posés sur une plate-forme : elle comportait un siège en forme de transat. La banalité de la forme du siège contrastait singulièrement avec la sophistication du reste de la machine qui comportait de nombreuses manettes et tuyaux en tous genres. L’ensemble faisait vaguement penser à une énorme araignée.

« Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-elle. Le léger tremblement de sa voix trahissait son anxiété.

« Ce n’est qu’un appareil de communication, une sorte de radio, si vous préférez. Elle amplifie et projette les ondes émises par le cerveau. Elle ne vous mordra pas, ma chère. Je l’ai moi-même souvent utilisée. C’est tout à fait inoffensif, je vous rassure. »

Ari n’était pas du tout rassurée. Elle commençait à haïr, et chaque seconde davantage, sa collaboration avec l’ennemi.

« Vous allez me mettre là-dedans, n’est-ce pas ? dit-elle.

— Oui, je vais vous demander de m’aider. Après tout, c’est bien pour cela que nous sommes ici. On commence ? »

Hocking lui fit signe de prendre place sur le siège. Ari monta maladroitement sur la plate-forme et s’installa sur le siège, en équilibre sur le rebord.

« Vous feriez mieux de vous mettre à l’aise. Cela risque de prendre un certain temps.

— Qu’est-ce que vous allez faire ? »

Hocking ne put s’empêcher de sourire devant sa vulnérabilité. Les humains, pensa-t-il, sont tous pareils, comme des petits enfants terrifiés en présence de choses que leur faible intellect ne comprend pas. « Vous ne sentirez rien du tout. Aucune sensation. Vous voyez ? Nous avons déjà commencé. »

Hocking mentait. Elle sentit aussitôt quelque chose, plutôt désagréable.

Ari se sentit soudain prise de vertiges, comme si la pièce bougeait, et toute sensation dans ses doigts, qu’elle avait croisés devant elle, disparut. Elle resta un moment sans pouvoir fixer son regard.

Ces sensations se dissipèrent et elle ressentit, plutôt qu’elle n’entendit, une vibration traverser la plate-forme, le siège qu’elle occupait, et tout son squelette. Elle serra les dents pour les empêcher de s’entrechoquer.

Deux longues pinces se déployèrent au-dessus de sa tête. Ari ferma les yeux pour ne pas voir.

Quand elle les rouvrit, elle était baignée d’une lueur fluorescente bleue qui la recouvrait comme une robe transparente.

L’éclairage de la pièce avait diminué et elle ne voyait plus Hocking. Elle resta immobile, les yeux grands ouverts dans ce bain de lumière. Elle avait l’impression que cette lumière faisait partie d’elle-même et elle se mit à penser qu’elle n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Elle scintillait d’un rayonnement extraterrestre, striée de filaments d’argent qui jaillissaient comme de minuscules comètes autour de son corps.

Elle se détendit et concentra son cerveau sur la danse de la lumière. En même temps, un engourdissement l’envahit, partant de la base du cou et remontant jusqu’au sommet du crâne. Cette sensation était nouvelle, mais pas désagréable. Elle la laissa s’étendre au point d’avoir l’impression que sa tête s’était détachée de son corps, que les deux choses n’étaient plus connectées. Et pourtant, cela ne l’inquiétait pas. Elle l’acceptait avec calme, tout en en prenant note quelque part, tout au fond de son cerveau.

La respiration d’Ari se ralentissait et elle se sentait glisser dans un état d’inconscience. Cela lui rappelait ces derniers moments de veille avant de s’endormir, cette délicieuse frontière insaisissable entre l’éveil et le sommeil, lorsque le corps est totalement détendu et l’esprit prêt à s’abandonner au subconscient.

Très vite, les yeux grands ouverts comme si elle contemplait un ciel rempli d’étoiles, Ari se mit à rêver.

Elle entendit une voix toute proche. C’était la voix de son père, et elle était une petite fille qui jouait avec sa poupée sur le perron d’une vieille maison. La voix dit : « Ari, où es-tu ?

— Je suis là, papa », répondit-elle. Elle regarda autour d’elle, mais son père n’était pas là. Elle continua à jouer avec la robe à volants rose de la poupée, et entendit de nouveau son père l’appeler. Cette fois, elle se leva et regarda en direction d’une pelouse verte qui s’étendait devant elle. Le gazon était fraîchement tondu et sentait bon l’herbe. Une faible brise d’été emportait l’herbe coupée jusque dans l’allée. Son père était debout au milieu de la pelouse : elle l’aperçut et lui fit un signe de la main.

« Viens Ari. Viens avec moi », dit-il. Mais il ne la regardait pas. Il regardait quelque part derrière elle et Ari prit peur. Elle ne comprenait pas pourquoi son père ne voulait pas la regarder.

« Je viens papa », lui dit-elle en descendant de toute la vitesse de ses petites jambes les marches du perron.

Son père fit demi-tour et se dirigea à grands pas, à travers la pelouse, vers un petit bois voisin de la maison.

« Papa ! cria la petite fille. Attends-moi ! »

La silhouette du père atteignit l’orée du bois et s’arrêta. Il se retourna, lui fit signe de le rejoindre et disparut parmi les arbres.

Ari atteignit le bois un moment plus tard et s’arrêta : la peur la faisait hésiter.

« Papa, sors de là ! Je ne te vois plus ! » cria-t-elle. Sa petite voix se perdait dans les arbres.

Aucune réponse ne sortit de l’ombre du bois. Le soleil de la fin d’après-midi projetait sur la pelouse l’ombre grandissante de la maison et Ari s’en éloigna. Elle pénétra dans la forêt et se trouva aussitôt plongée dans l’ombre bleu et noir des arbres.

« Par ici, Ari », entendit-elle son père appeler. La voix était proche, juste devant elle. Elle courut en avant, trébucha, se releva et continua à courir. Elle aperçut le dos de son père qui se frayait un chemin à travers la broussaille. « Attends ! appela-t-elle. Je ne peux pas te suivre ! »

Mais la silhouette du père progressait sans se retourner.

La petite Ari se mit à pleurer. Les larmes inondaient son visage et elle s’assit par terre en gémissant.

« Pourquoi pleures-tu Ari ? » La voix était chaleureuse et douce. La petite fille terrorisée sentit dans cette voix amitié et compassion.

Elle se retourna et vit un homme de grande taille, debout dans la lumière des derniers rayons de soleil, une silhouette auréolée d’or et rassurante. Il ne ressemblait à aucun des hommes qu’elle connaissait : il rayonnait la bonté et la paix. Ses grands yeux jaunes la regardaient avec bienveillance.

« J’ai perdu mon papa », dit-elle en reniflant, sentant sa peur s’évanouir. Il y avait là quelqu’un qui allait l’aider. « J’ai essayé de le suivre, mais je me suis perdue. J’ai peur. »

« Ne t’en fais pas. Je vais t’aider. Je suis ton ami. » La silhouette lui tendit une main et Ari en la prenant remarqua avec une curiosité enfantine qu’elle ne comportait que trois doigts particulièrement longs. « Viens avec moi. »

Ari et le grand personnage firent demi-tour, sortirent du bois et traversèrent la pelouse jusqu’à la maison. Mais tandis qu’ils approchaient de la vieille bâtisse, celle-ci commença à changer d’allure. Les murs fondirent pour prendre d’autres formes, le toit glissa, le perron devint une vaste cour : la maison tout entière s’était transformée en un palais rutilant d’or.

« C’est votre maison ? » demanda Ari, les yeux écarquillés devant ce spectacle.

« Oui, répondit la créature. Mais maintenant c’est aussi ta maison. Tu vivras avec moi pour toujours. »

Ils s’approchèrent et pénétrèrent dans le palais en franchissant une magnifique grille d’argent. Un groupe de gens les attendaient et quand ils virent Ari, ils applaudirent et lancèrent des messages de bienvenue.

Ils traversèrent la cour. Ari entendait déjà la merveilleuse musique qui se jouait à l’intérieur. Elle vit une grande mezzanine scintillante de lumière, elle entendit des rires dont l’écho emplissait le palais. Un grand escalier menait à la mezzanine et elle courut jusqu’au pied de l’escalier.

« Ari ! » appela quelqu’un. Elle leva les yeux et vit son père entouré de beaucoup de monde, qui l’attendait en haut de l’escalier.

« Papa ! Tu es rentré ! Tu ne me quitteras plus jamais. Tu promets ?

— Regarde qui est là », dit son père. Il fit un geste du bras et s’écarta. À cet instant, ceux qui l’entouraient reculèrent et une femme très belle s’avança, vêtue de blanc.

La femme se mit à descendre l’escalier en tendant les bras vers Ari. La petite la regarda, au début sans la reconnaître. Elle la regarda de nouveau et vit que c’était sa mère.

« Maman ! » cria Ari.

Elle disparut aussitôt dans les bras de sa mère qui la serra fort sur son cœur. « Ari, ma jolie, ma ravissante petite fille, murmura la femme. Tu m’as tellement manqué. Je ne te quitterai plus jamais. »

Ari, folle de bonheur posa la tête au creux de l’épaule de sa mère et se mit à pleurer de joie. Elle entendit la voix de l’être qui l’avait conduite là, dire : « Aujourd’hui tes rêves se sont réalisés. Ils ne te servent plus à rien. Donne-les-moi et tu pourras vivre ici pour toujours. »

Quand Ari se réveilla, elle se retrouva dans la pièce où elle était enfermée avec son père.

« Ari, j’ai été très inquiet pour toi. Où étais-tu ? Tu étais inconsciente quand on t’a ramenée ici. Tu vas bien ? »

Elle se redressa et se prit la tête entre les mains. « Cela va…, je crois. Oh ! j’ai très mal à la tête. J’ai dormi.

— Pendant presque deux heures. Où t’ont-ils emmenée ? »

Ari regarda son père. Elle ne comprenait pas bien ses paroles.

« Emmenée ? » Elle se souvenait vaguement de Hocking venant la chercher pour la conduire dans un endroit sombre et peu hospitalier, mais rien de plus. « Je ne crois pas qu’ils m’aient emmenée quelque part.

— Mais si. Quand je me suis réveillé, tu n’étais plus là. Tu aurais dû me dire où tu allais. J’étais inquiet : tu t’es absentée si longtemps.

— Vraiment ? » Elle se frotta la tête et ferma les yeux. Tout cela n’avait pour elle aucun sens. Elle n’y comprenait vraiment rien. Elle se souvenait vaguement d’avoir parlé à quelqu’un et de l’impression chaleureuse et agréable que lui avait laissée cette rencontre. Mais à qui avait-elle parlé et qu’avait-elle dit, elle n’en avait pas le moindre souvenir.

Et pourtant cette sensation de bonheur persistait en elle, et elle ne pouvait s’empêcher de sourire tant elle ressentait sa douceur l’envelopper comme un courant d’air frais. « Je ne sais pas où j’étais, mais c’était l’endroit le plus beau que j’aie jamais vu, déclara-t-elle. Je me croyais au paradis. »

Le voleur de rêves
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